Cosmop ou Ubix ?


Chibli Mallat, 17 Juin 2017 (PDF version)

À voir les gens plongés dans leur téléphone, on se rend compte combien les portables dits intelligents ont changé notre quotidien. Déjà, la production de masse des téléphones au début du XXe siècle avait radicalement transformé la vie de tous les jours, en faisant l'économie de la distance en temps réel pour la masse de la population. La voix présente efface la distance. Depuis Skype et ses dérivés, notre communication inclut les visages lointains. Après la fusion de l'ordinateur et du téléphone, la combinaison du portable et de l'internet offre au consommateur ubiquité, omniprésence et cosmopolitisme.
 

Le portable de masse est né à la fin du XXe siècle. En 2016, 95 % des Américains avaient un portable, 77 % un smartphone. Au Liban, 86 % et 52 % respectivement. Quel objet technologique aura un effet aussi puissant sur notre quotidien dans dix, quinze ans ?
C'est un exercice de science-fiction mâtiné de sociologie. Il ne suffit pas d'imaginer une rupture technologique remarquable en soi. À peu près au même moment où naissait le portable, la science déchiffrait le génome humain. En médecine, en chimie pharmaceutique, la recomposition du génome aura un impact immense, mais son effet est loin d'être du même ordre sociologique que le smartphone. Les candidats sont nombreux, de la voiture électrique autonome au drone qui transporte l'être humain. L'exercice est amusant, pour certains la poule aux œufs d'or, pour la plupart des autres du temps et de l'argent perdus.
 

Mon candidat favori est l'hologramme. Dans dix, quinze ans, l'humanité sera transformée dans son quotidien par un hologramme interactif en 3D, qui permettra la présence virtuelle tangible d'un ou de plusieurs correspondants. Le sens olfactif, le sens gustatif et, surtout, le sens tactile resteront en deçà de leur participation. Mais la vue et l'ouïe seront presque parfaitement servies.
Il suffit d'imaginer deux scènes. L'une est le déjeuner de famille le dimanche. Dans nos familles éclatées sur les cinq continents, l'hologramme apporte une présence capable d'entendre, de parler et de voir. Le membre lointain de la famille ne participera pas au repas, mais on peut imaginer une commensalité virtuelle tangible que seul le fuseau horaire obérera. Dans un registre moins ludique, la réunion d'un conseil d'administration, aujourd'hui courante grâce à des logiciels gratuits, sera beaucoup plus efficace lorsque la présence virtuelle des correspondants se rapprochera tangiblement de leur présence physique.
 

L'autre scène du bouleversement par hologramme aura pour théâtre une redéfinition de la liberté de mouvement. Le voyage virtuel ne remplacera jamais le voyage physique, mais la présence virtuelle « en dur » produira peut-être des solutions que la distance et les frontières rigides de l'État-nation rendent encore impensables. Sans abandonner son droit au retour, le réfugié palestinien pourrait « être » dans son Haïfa natal tous les jours.
 

Qu'est-ce qui empêche ces scènes de s'être déjà concrétisées ? Le support de transmatérialisation : il faut une bande passante internet assez puissante pour ne pas rendre l'hologramme pénible comme une image de télévision des années cinquante, lorsque l'antenne faisait problème. Le produit lui-même : il faut mettre au point le son et l'ajustement physique de l'image, tous les deux encore approximatifs. Surtout, l'hologramme doit être interactif et permettre au correspondant d'agir sur une partie de son champ de vision.
 

Les scientifiques sont déjà à leurs algorithmes, les designers à leur imagerie en 3D, les investisseurs les plus visionnaires à leurs start-up. Pour les idéalistes en mal d'utopie, l'hologramme se profile comme point d'ancrage d'une humanité où cosmopolitisme et ubiquité convergent. Cosmop ou Ubix, le nom du prochain Google ?

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