Faits

Faits

Chibli Mallat, 14 Fev 2017

 (PDF versionCertains incipit sont inoubliables. « Longtemps, je me suis couché de bonne heure... » Peu de Français ont lu l'ensemble de la Recherche du temps perdu de Marcel Proust, mais bien peu de Français n'en connaissent pas l'ouverture immortelle. Un incipit de Charles Dickens nous rappelle la vérité des faits contre l'orwellisme rampant : « Maintenant, ce que je veux, c'est les faits. N'enseignez à ces garçons et à ces filles que les faits... Les faits : rien d'autre ne leur servira. Tenez-vous-en aux faits, monsieur ! »

Il y avait de l'ironie, bien sûr, dans ce début de Hard Times, qui permet de prendre un peu de champ par rapport aux « fausses nouvelles ». Ces « fake news » qui nous hantent en ces jours sombres, Sélim Abou les avait mises à nu dans ses conférences sur le langage de contre-vérités que nos politiques usaient au quotidien sous le diktat syrien. Nous y sommes revenus, hélas, dans des déclarations particulièrement cruelles au soir du souvenir de l'assassinat de Rafic Hariri et de tant de nos compagnons, mais ce n'est pas sur ce niveau veule de glorification des armes qui tuent des Libanais et des Syriens sous prétexte d'Israël que je m'arrêterai aujourd'hui. Non, les « fake news » sont un phénomène mondial plus grave.

Malgré la prolifération de Facebook, tweets et autres nouveaux médias, les journaux gardent la clef centrale des faits au quotidien. Le mot « nouvelles » en rend bien l'esprit. Les nouvelles se définissent comme les faits nouveaux qui méritent notre attention. La fausse nouvelle en est la Némésis jurée. Départager le vrai du faux est le travail des journalistes qui sont à l'avant-garde de la défense de la vérité séculière de notre monde.

Le journalisme est une économie de notre quotidien. Nous n'avons pas le temps de rassembler les nouvelles nous-mêmes, et nous comptons sur les professionnels pour découvrir les faits, les éditer, les publier, bref les passer au tamis du langage avant que la nouvelle ne nous parvienne. Le citoyen-journaliste, c'est bien, mais sa contribution est brute et approximative. Au mieux elle offre des nouvelles d'appoint.

Il est une échelle de faits qui se construit par analyse et par exposition. Le journalisme le plus raffiné, c'est celui de l'enquête, qui peut prendre des semaines avant d'écrire l'article, et des semaines de vérification des faits avant de les publier. Même le grand journalisme d'enquête ne peut plus aller au-delà d'un seuil de découverte des faits et de leur analyse.

C'est là où tout un ensemble d'institutions prennent le relais. Les think tanks en offrent un aspect, les centres de recherche un autre, les universités un troisième, avec une échelle de qualité ascendante et des audiences différentes. Au centre, les faits demeurent, véridiques et vérifiables. Le reste est rumeur et « fake news ».

Dernière en date des nouvelles terrifiantes parce que vraies, cette prison syrienne qui a vu 13 000 exécutions depuis que le peuple syrien a commencé sa lutte tragique contre la dictature. On n'arrive même pas à imaginer le fait, porté par un travail minutieux et de longue haleine que seuls les chercheurs d'Amnesty International savent faire. Un fait monstrueux qui frappe l'humanité silencieuse et pleutre en plein visage. Un fait, pas une nouvelle fausse. Un travail de vérité.

Dans un très beau poème de Brecht, les disciples du philosophe d'Agrigente, le Sicilien Empédocle, se retrouvent sur l'Etna discourant sur la métaphysique profonde de la disparition de leur maître dans l'antre du volcan, quand soudain sa sandale en est crachée pour tomber dans leurs mains, « la tangible, au cuir usé, la très terrestre sandale ».
Dans la Syrie que décrit l'enquête d'Amnesty, le fait est générateur de deux types d'humanité, celle des adeptes et colporteurs des fausses nouvelles en fabulation ou déni, l'autre qui maintient le fait dans toute son horreur et force une position morale qui en découle. L'avenir ne peut appartenir qu'à celle qui s'en tient au fait. L'autre, celle de la dictature, nie la vie qu'elle tue en fausse nouvelle. La très terrestre sandale au cuir usé, c'est tout ce qu'elle mérite qu'on lui lance au visage.

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