Populisme, fascisme, trumpisme
Chibli Mallat, 15 Nov 2016
(PDF version) Vous vous sentez désorientés? Bienvenue. Nous le sommes tous, y compris ceux qui crient victoire. La longue crise économique qui s'est enclenchée en 2008 a approfondi une précarité mondiale qui forme le substrat de notre désarroi, et qui produit des « hommes forts » à la tête de l'État. D'aucuns les appellent populistes. Je crains que ce terme ne soit trop faible, même si sa connotation est négative. Je penche pour fasciste, même si sa coloration est surannée. Nous aurons maintenant loisir d'un nom sui generis : trumpisme.
Le trumpisme est-il un populisme ou un fascisme ? Au Salon du livre la semaine passée, Pierre Rosanvallon, un des grands penseurs du politique dans le monde, a improvisé une présentation brillante sur le populisme, qu'il a commencée par un vis-à-vis de «populisme» et de «peuple» comme concepts qui «se regardent en chiens de faïence». Le discours populiste commence toujours par la prétention du politicien à s'adresser au peuple en entier, parce que lui politicien «fort» s'érige comme son meilleur et unique représentant. Rosanvallon a enchaîné sur quatre thèmes dont je ne me souviens pas assez précisément pour ne pas le trahir. Mais c'est sa phrase finale qui interpelle particulièrement, à savoir la différence entre le populisme avant le pouvoir, et le populisme au pouvoir. Autrement dit la dérive du populisme au pouvoir en fascisme.
C'est cette dernière réflexion qui fait notre désorientation. Nous connaissons les conditions du populisme : échec des classes dirigeantes, désarroi socio-économique. Son langage a été résumé par Jeb Bush: «Donald, vous ne pouvez ériger le chemin de la présidence en insulte (you can't insult your way to the presidency). Le langage du populisme et sa logique sont insultants, autoritaires, forts.» C'est cette dérive entre langage avant le pouvoir et instruments du pouvoir qui le met en pratique qui nous inquiète.
De nature plutôt positive, je veux bien croire que Donald Trump, Michel Aoun et consorts ne seront pas pires que Berlusconi; l'Italie a bien survécu au personnage. Mais l'Italie n'avait pas survécu à Mussolini sans subir une guerre mondiale. Ou, dans le cas de Peron, une Argentine qui s'en est relativement bien sortie une première fois, mais a vu le remplacement de sa seconde épouse à la présidence par la dictature terrible des généraux en 1976. Nous avons déjà dans Poutine, Erdogan, Duterte et Sisi des personnages arrivés au pouvoir par les urnes, qui ont tous basculé dans un autoritarisme profond: leurs opposants sont punis par diverses formes violentes de mise au pas, y compris l'emprisonnement et l'assassinat, rejoignant rapidement les dictatures les mieux assises en Syrie, en Iran ou en Arabie saoudite. La situation est grave. Le trumpisme est un phénomène mondial.
Que faire alors de plus que ne le promettent les organisations des droits de l'homme? La réponse unanime des grandes ONG au trumpisme était de lui rappeler que ces droits sont intouchables. La ACLU (American Civil Liberties Union), la plus active, a exprimé son esprit combatif immédiatement en lui donnant rendez-vous devant les tribunaux: «see you in court», avec un combat judiciaire de tous les jours qu'elle lui promet dès qu'il attentera aux droits que la Constitution américaine protège. Dans une affiche publiée dans le New York Times, elle s'engage à le défier devant les tribunaux à chaque entorse constitutionnelle. Malheureusement, l'exécutif américain, comme tout exécutif, «remodèle» les tribunaux, et les juristes américains sont atterrés par la prochaine nomination au poste vacant de la Cour suprême, prérogative du président.
Or les tribunaux russes, philippins ou libanais sont bien moins costauds que le pouvoir judiciaire américain. S'organiser est donc impératif, au sein de nos sociétés respectives autant qu'à l'international, car l'Europe reste encore la meilleure chance de l'Amérique et du Moyen-Orient. Il faudra s'engager sur une route neuve et créative pour empêcher la dérive fasciste dans nos pays, une route multiple qui mêlera action non violente dans la rue lorsque le prochain journaliste sera menacé ou agressé par le pouvoir, une flexibilité de tous les jours qui permette également de petites victoires, ainsi que des alliances intelligentes, y compris au sein de « l'administration ». Tous les gens nommés par Trump ne seront pas des Trump. Surtout, il faudra privilégier l'adoption d'un langage antiorwellien, car c'est le langage orwellien qui caractérise aussi le populisme en dérive fasciste. Nous avons appris avec Sélim Abou, durant les années de plomb, combien le langage de la vérité est important. À commencer, au Liban et aux États-Unis, par dire combien la République voit mal les gendres du président en personnages officiels, et de mauvais augure ses affiches démesurées sur les routes nationales.